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La Bioéthique

Automne 2010

Grand article

Délibérer en bioéthique : principes, valeurs et sens des institutions

Texte révisé à partir de l’audition du 20 janvier 2009 par la mission parlementaire chargée de rédiger un rapport pour la révision de la loi de bioéthique 2004.

 

S’agissant des questions dites de bioéthique, on peut imaginer un partage des tâches entre une loi-cadre qui fixerait les grands principes et des agences indépendantes qui délivreraient les autorisations, auraient un rôle jurisprudentiel et signaleraient les modifications éventuelles à apporter. Cependant, il faut s’interroger sur la manière dont ces agences indépendantes peuvent fonctionner au mieux, réfléchir au mode de désignation de leurs membres, aux rôles respectifs de l’Agence de Biomédecine et du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) et surtout à la participation du peuple, c’est-à-dire à l’information et à la formation des citoyens, à l’école et dans les universités notamment – l’éducation étant au cœur de ces questions et de leur traitement démocratique.

De plus, les principes énoncés dans les différents rapports (notamment dans le rapport de l’Office parlementaire de l’évaluation des choix scientifiques et technologiques ou OPECST) doivent être complétés par une approche qui précise la manière dont ils peuvent être articulés entre eux et à d’autres principes, voire à des valeurs, en particulier à la justice (qui est un principe et qui, dans la manière dont on la définit dans une communauté, est liée à certaines évaluations fortes).

Cette notion de justice introduit le problème de l’égalité (non discrimination envers un groupe ou une minorité), de l’équité (quand l’égalité numérique ne permet pas d’être juste ou que la loi, générale, doit être appliquée à une situation particulière), de la solidarité qui est au cœur du don (de son sang, de ses organes, de ses gamètes, voire de son utérus, quand une femme se substitue à une autre le temps de la gestation). Enfin, la justice distributive impose, pour répartir les ressources, une réflexion sur nos priorités : comment distribuer des ressources limitées ? Que rembourser ? Comment guider nos politiques publiques de recherche ?

Ainsi, cette manière d’articuler les principes de non-disponibilité et de non-patrimonialité du corps humain, de gratuité des dons de gamètes, d’anonymat, à la justice et aussi à une réflexion philosophique sur le rapport liberté/responsabilité va modifier bien des réponses que l’on serait amené à donner si l’on s’en tenait à une approche déontologique de la morale (à l’application un peu formelle de ces principes). L’interrogation ici ne consiste pas tant à faire ressortir les limites de ces principes (en particulier celui de non-disponibilité du corps humain) qu’à mettre en perspective les questions de bioéthique et les choix de société propres à notre communauté.

Suivant la démarche adoptée dans L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie 1, j’emploie le terme « communauté ». Celui-ci fait référence à une identité collective censée se reconnaître dans un ensemble de valeurs communes qui ne sont ni complètement universelles ni complètement relatives aux préférences individuelles. Un rappel aux sources de la moralité et du politique, aux traditions qui ont construit, au fil de notre histoire, une certaine manière de se représenter la justice et la solidarité est nécessaire pour déterminer le contenu de ces valeurs communes. Ce travail ne peut être fait ici, mais il importe de dire que nos principes éthiques et nos droits doivent être contextualisés et que nous avons, en France, une manière de nous approprier des guides ou recommandations qui peuvent faire, par ailleurs, l’objet de normes internationales.

Plutôt que d’exposer la méthode de philosophie politique qui permettrait de décrire ces valeurs qui irriguent les principes, mais ne se confondent pas tout à fait ni avec eux ni avec les normes sociales, je vais prendre les questions de bioéthique qui sont soumises à la révision de la loi et proposer quelques pistes de réflexion. Il s’agira de réponses dont nous pourrons discuter, mais surtout d’une manière de déplacer l’argumentation utilisée par ceux qui se sont déjà exprimés sur ces questions. J’insisterai surtout sur les arguments qui me semblent problématiques. Quand quelqu’un s’est exprimé mieux que je ne pourrais le faire sur un problème, je me contenterai de le citer en essayant de vous faire part de mes interrogations philosophiques, le rôle du philosophe étant de dégager les présupposés anthropologiques, voire ontologiques qui sous-tendent certaines positions et choix de société et aussi de poser des questions intempestives.

Les procréations médicales assistées et le sens de la parentalité

La gestation pour autrui (GPA)

L’idée d’un contrat entre des parents intentionnels et une femme qui porterait l’enfant et d’une rémunération est problématique, parce que nous courons le risque que la misère et non le don pousse des femmes à devenir des mères porteuses. Il y a donc un double risque qui touche l’exploitation des femmes, mais aussi la santé du futur enfant dans l’hypothèse où la personne, effectuant un travail comme un autre, ne serait pas essentiellement concernée par le bien de l’enfant et que ses négligences seraient préjudiciables à ce dernier. De plus, on peut s’interroger sur le fait de payer pour avoir un enfant à soi. Cependant, cette immixtion de valeurs commerciales dans le domaine familial est moins problématique dans ce cas que lorsque des parents, comme cela arrive aux Etats-Unis, choisissent les gamètes des donneurs en fonction de leurs qualités physiques et intellectuelles et donc en fonction de critères de compétitivité qui s’opposent au sens de la parentalité qui est l’accueil de ce que l’on n’attendait pas (comme dit W. May), le fait de recevoir et d’aimer un enfant pour ce qu’il est – dans sa différence, et non par rapport à ce que l’on peut en attendre. La GPA est moins problématique dans son impact sur le sens de la parentalité que toute technique qui renforce l’hyperparentalisation et manifeste une volonté de maîtrise s’opposant à ce qui est précieux dans la vie familiale. Elle est, en ce sens, moins discutable que le clonage ou que toute technique qui permettrait, comme les thérapies géniques et les médicaments, de contrôler le phénotype, voire le génotype de sa descendance.

Cependant, que penser de ceux qui souhaitent interdire la GPA en évoquant l’argument de l’indisponibilité du corps de la femme ? Est-ce que je n’ai pas l’usage de mon corps et est-ce que le fait de retirer des bénéfices de l’usage de son corps et de son utérus est moralement condamnable et doit être interdit par la loi ? Il y a des femmes qui vendent leur image corporelle et qui, loin d’être inquiétées par les pouvoirs publics, sont valorisées dans notre société. De même, le principe d’indisponibilité du corps humain, qui explique que la prostitution soit condamnée, pose problème, d’autant plus que des lois très strictes poussent les prostituées à aller dans des lieux où elles sont en danger. Cependant, beaucoup d’entre nous estiment que vendre ses fonctions génitales, ce n’est pas la même chose que vendre son image ou poser nu. La gestation pour autrui, si elle était rémunérée, équivaudrait à échanger ses fonctions gestationnelles contre de l’argent. Est-ce immoral et au nom de quel principe ?

 Les réticences que peut soulever l’idée d’un contrat payant les mères porteuses ne découlent pas du principe d’indisponibilité du corps humain. Elles sont liées au fait qu’il faut préserver le sens de l’enfantement, c’est-à-dire du don de la vie par des êtres, en particulier par une femme, à un autre être. Ce don de la vie, qui n’est pas lié à l’argent, est aussi un don de soi et cette générosité se retrouve au cœur de la parentalité.

Le principe de non-disponibilité du corps humain, utilisé aussi dans le don gratuit des parties du corps, va de pair avec une conception du corps comme temple de Dieu ou comme substrat de la personne. La conception antagoniste, d’origine lockéenne et surtout libertarienne, est que mon corps m’appartient et que je peux retirer des bénéfices de son usage. Si l’on en reste à ces principes, on ne dépassera pas l’antagonisme entre ces deux positions. La raison philosophique ne peut pas vraiment trancher entre elles. C’est pourquoi je propose de déplacer l’accent des principes vers l’intentionnalité : ce n’est pas parce qu’on viole un principe qu’une pratique est illégitime, mais une pratique est illégitime quand on voit, en observant son impact sur une institution, qu’elle s’oppose aux dispositions qui soutiennent cette dernière et qu’elle s’oppose, par exemple, au sens de la parentalité. Le mot « sens » renvoie ici à la méthode phénoménologique qui réfléchit sur ce qui sous-tend certaines manières d’être et non à une détermination fixiste ou à une idée figée de la nature humaine.  De même, l’articulation entre le droit et la morale suppose un examen des questions dites de bioéthique qui relève de la philosophie politique au sens fort du terme et renvoie à ce que Hegel appelait la Sittlichkeit, c’est-à-dire à la réalité morale telle qu’elle se reflète ou s’exprime dans nos institutions. 2

On peut maintenant se demander s’il est moralement acceptable qu’une femme donne son utérus pour qu’une autre ait un enfant ? 

Ceux qui disent que la maternité est liée au fait d’accoucher ont-ils un argument valable pour interdire la GPA ? Certes, il y a un lien très fort entre la mère et le fœtus, mais n’y a-t-il pas, dans notre société, une sacralisation du corps et même de certaines de ses parties et, en même temps, une réification de ce corps ? Or, il se peut que la référence à des principes comme l’indisponibilité du corps humain ne permette pas de sortir de cette impasse.

En outre, le droit n’a pas pour but d’imposer la sainteté et les lois ne nous demandent pas d’être de bons samaritains. Cependant, elles ne doivent pas empêcher que, dans des circonstances exceptionnelles, liées à un don de soi qui n’a rien à voir avec la logique du contrat, une personne agisse pour  une autre.

Cette argumentation conduit à la réponse suivante : toute idée d’un contrat et d’une rémunération liée à la gestation pour autrui est exclue en France pour les raisons avancées plus haut et qui sont, je crois, partagées par beaucoup de nos concitoyens. Cependant, si une femme veut donner à une autre la possibilité de porter l’enfant que cette autre et son mari désirent, alors la loi ne doit pas l’interdire. Dans ce cas, il faut être bien sûr qu’il s’agit bien d’un don, c’est-à-dire qu’il n’y aura pas de rémunération ou de contrepartie (comme un emploi, un service), mais seulement une aide couvrant les frais médicaux liés à la grossesse. Un don est gratuit et n’exige pas la réciprocité. Le don n’est pas un échange. Il s’agit ici de la substitution : je donne à une autre la possibilité d’avoir son enfant. Je prends de mon temps, de ma substance et je lui donne. Sans retour. De même, il n’y aura pas de discussion sur la filiation : les parents seront ceux à qui « la mère porteuse » aura d’emblée donné la possibilité d’avoir cet enfant en le portant pour eux. Il ne sera pas question pour la mère « intentionnelle » d’adopter un enfant que la gestatrice aurait abandonné. La gestation pour autrui, dans ce cas très exceptionnel, est un don, et non un abandon. 

Les restrictions peuvent être que le couple ne puisse pas avoir d’enfant, par exemple que la femme n’ait pas d’utérus, mais qu’elle soit en âge de procréer, que les gamètes soient ceux du couple intentionnel, ou au moins de l’un des deux et que celle qui accouchera soit proche d’eux, qu’il s’agisse d’une sœur, d’une cousine, peut-être même d’une mère. Le don, comme la substitution, n’est pas anonyme dans cette situation-là. Il est la réponse unique d’une personne, unique, à une autre. Cette situation exceptionnelle devrait être évaluée, ainsi que le recommande Israël Nisand 3, par une commission régionale, puis la décision finale serait prise par une agence, comme l’Agence de Biomédecine par exemple.

L’interdiction pure et simple de la GPA avec les arguments qui sont jusqu’à présent les nôtres n’est pas une solution satisfaisante ni réaliste. Comme le fait remarquer M. Nisand, un jour viendra où, au gré de promesses électorales, on autorisera tout, après avoir tout interdit. Au contraire, l’autorisation de la GPA pour les raisons exceptionnelles que j’ai évoquées (en me démarquant sur certains points de M. Nisand) aurait le mérite de redonner au don et au sens de la parentalité leur valeur propre et de répondre à certains cas, en évitant d’abandonner ces personnes, de laisser des enfants sans état civil ou de fermer les yeux sur le tourisme procréatif. Il n’y a pas de justice sans un minimum de réalisme, ce qui ne veut pas dire que le droit doive obligatoirement consacrer le fait ni que la loi réponde à tous les désirs individuels.

Enfin, la question n’est pas qu’il faille nécessairement donner la possibilité aux couples d’avoir un enfant, mais l’interrogation porte sur les principes utilisés et sur le sens du don. Dans le cas de la GPA où la mère porteuse n’est pas anonyme, la préservation du sens du don prime sur l’application du principe d’anonymat des dons de gamètes. Cette argumentation va de pair avec une approche flexible des principes qui sont, en outre, articulés à des valeurs qui insistent sur le sens des pratiques et sur les intentions.

L’ouverture des procréations médicales assistées (PMA) aux couples homosexuels et aux célibataires et la remise en question du critère de stabilité

Certains disent que notre législation est incohérente parce que les femmes célibataires qui demandent l’adoption reçoivent l’agrément alors qu’il leur est impossible d’avoir recours aux PMA. Ils disent que, pour remédier à cette incohérence, les PMA doivent donc être étendues aux homosexuels. D’autres ajoutent qu’elles ne doivent pas être assorties des conditions de stabilité du couple, car nous avons d’autres modèles parentaux. Je n’insisterai pas sur la question du critère de stabilité, dont la remise en question semble contraire au bon sens, la stabilité devant être présente à titre d’intention pour qu’on puisse parler d’un couple. Ce qui m’intéresse ici, c’est le fait de mettre sur un même plan l’adoption et les PMA. Il s’agit d’une confusion majeure.

L’adoption, c’est le fait de donner des parents à un enfant qui est déjà là et qui a été abandonné. Il est de notre responsabilité d’aider cet enfant qui a besoin d’un autre et de l’aide de la société. Avec les PMA, il s’agit d’aider un couple infertile à avoir un enfant. Dans l’adoption, c’est l’enfant qui prime et notre responsabilité est première par rapport au désir des parents éventuels de fonder une famille. C’est pourquoi nous devons faire de l’amélioration de l’adoption nationale et internationale une priorité, ainsi que le recommande Jean-Marie Colombani dans son rapport. Au contraire, il n’est pas du devoir des médecins et de la société de répondre forcément au désir d’un couple d’avoir un enfant, même si nous pouvons aider un couple à satisfaire ce qui n’est pas un désir banal. Il y a une dissymétrie totale entre ces deux cas de figure. Ainsi, l’ouverture de l’adoption aux femmes célibataires n’implique pas l’accès des PMA aux célibataires et aux couples homosexuels. Même si l’on est pour l’ouverture des PMA aux couples homosexuels, il faut trouver un autre argument que celui-ci. 

Cette dissymétrie pose même la question de savoir si la société doit s’impliquer financièrement pour les PMA. Si la stérilité est une maladie, alors elle reçoit une réponse médicale et elle est remboursée. Cependant, quand on est « stérile » parce qu’on a 45 ans ou qu’on n’a pas d’enfant parce que son couple est formé de deux femmes ou de deux hommes, il ne s’agit pas d’une maladie. En outre, si, comme le dit Levinas, « laisser un homme sans nourriture est un crime qu’aucune circonstance n’atténue », laisser un couple, homosexuel ou pas, sans enfant, n’est en aucun cas un crime qu’aucune circonstance n’atténue. On peut donc se demander s’il est équitable de rembourser toutes les PMA, en particulier celles qui ne sont pas liées à un problème strictement médical et même celles qui sont réalisées pour le compte de couples aisés. Ne faut-il pas déterminer à l’avance ce qui légitime l’effort de la collectivité, lorsque la justice distributive exige de faire des choix difficiles, comme c’est le cas à une époque où la juste répartition dans l’allocation des ressources de santé et des ressources renvoie à l’examen de nos priorités, au fait de ne pas sacrifier une génération, de ne pas sacrifier un domaine, comme l’éducation, les soins aux plus vulnérables ?

Est-ce faire preuve de discrimination envers les couples homosexuels que de leur refuser l’accès aux PMA en France ? De fait, je ne pense pas que les couples homosexuels soient moins capables que les hétérosexuels de s’occuper d’un enfant. Je n’ai pas de réponse, en tant que philosophe, à la question posée par l’ouverture ou non des PMA aux couples homosexuels. La question concerne ce que l’on entend par paternité et maternité. Les discussions autour des PMA, l’idée que la maternité serait liée à l’accouchement, le besoin qu’ont les individus de faire un enfant qui soit d’eux ne reflètent-ils pas une propension à penser l’individualité en termes biologiques ? Un autre argument en faveur de l’adoption est qu’elle souligne le sens de la parentalité au-delà de l’hérédité biologique. La parentalité est liée à la disponibilité et à tout ce que l’on peut donner et transmettre pour éduquer un enfant : éduquer, c’est aider un individu à grandir, à sortir de son milieu, à aller vers l’autre. 

Il n’est pas question de blâmer ceux qui ont envie d’avoir un enfant avec leurs gamètes ou celles de l’un d’entre eux, ni de nier que le fait d’être enceinte est une expérience unique. On peut cependant regretter qu’il n’y ait pas, dans notre société, un courant existentialiste qui vienne compenser ce que les désirs individuels ont d’aliéné. Car les individus sont fortement déterminés par une vision normalisatrice de la vie humaine et celle-ci, en outre, fait la part belle au « tout biologique ». Celle qui n’enfante pas ne s’épanouit pas comme femme, a-t-on pu entendre de la bouche d’anciennes féministes. De même, les homosexuels revendiquent la normalité, le fait d’avoir des enfants, d’être comme tout le monde. L’égalité fait partie de la justice, mais l’égalité, dit Tocqueville, est une passion qui, dans la dynamique d’égalisation des conditions caractéristiques du type de société démocratique, nourrit la comparaison, la division et parfois l’envie. C’est ainsi que les inégalités imaginaires peuvent devenir plus importantes que les inégalités réelles. N’y a-t-il pas aussi une sorte de compétition pour être le plus égal ?

Si l’ouverture des PMA aux couples homosexuels, aux célibataires et aux personnes qui ne forment pas un couple stable obéit à cette logique qui ne consiste pas seulement à rechercher jalousement l’égalité et à lutter contre la discrimination, mais renvoie également à la volonté de s’affirmer, soi, comme plus normal que les autres, et même à souligner ce que les fondements classiques de la famille ont d’arbitraire et de dépassé, alors on peut s’interroger sur la légitimité de cette demande. Il ne faut pas que le débat sur l’ouverture des PMA aux homosexuels et aux célibataires soit l’occasion d’un affrontement sur la question de la discrimination. Il ne faut pas que cette question entre dans la logique de la revendication, qui nous éloignerait de ce qui est au cœur de la demande d’enfant, c’est-à-dire aux valeurs du don et au sens de la parentalité. L’engagement de tout faire pour s’occuper le mieux possible de l’enfant est premier par rapport à la revendication d’un droit à la liberté de reproduction et même par rapport à ses désirs.

Enfin, on peut se demander si la justice implique forcément de donner la même chose à des personnes différentes. La justice est une égalité complexe et souvent proportionnelle. Si la liberté et l’égalité sont essentielles, il y a, en outre, un primat de la responsabilité sur la liberté, « mon devoir envers l’autre étant l’investiture de ma liberté », disait Levinas dans un texte où il fait la phénoménologie des droits de l’homme et souligne la co-originarité entre la liberté, l’égalité et la fraternité. Celle-ci renvoie à mon « concernement » pour l’autre que moi. Lui aussi, l’étranger, est mon prochain. Le couple responsabilité-solidarité et même le lien originaire entre la responsabilité et la fraternité, le fait de penser le sujet par l’altérité en soi, par ma réponse à l’appel de l’autre, doit irriguer la liberté et l’égalité et peut-être ainsi préserver leur sens.

C’est dans cet esprit qui souligne le devoir être de la liberté que l’on peut s’interroger sur les limites de la liberté de reproduction, quand une femme, par exemple, a plus de cinquante ans, ou quand des personnes qui ne pensent pas rester ensemble ni changer leur mode de vie demandent que les PMA soient accessibles au groupe dont elles font partie. Ces remarques ne constituent cependant pas une réponse à la question posée, même si, en nous interrogeant sur ce qui motive cette revendication, nous invitons à une certaine prudence. D’une certaine manière, c’est la revendication d’un groupe, plus que la demande de certaines personnes particulières, qui donne à penser. De même, ce sont les arguments allégués pour justifier l’ouverture des PMA aux couples autres qu’hétérosexuels et stables qui sont problématiques.

La levée de l’anonymat dans le cas des accouchements sous X et des dons de gamètes : la conception de l’identité qui sous-tend cette revendication

Je suis fermement opposée à cette demande et je vais expliquer pourquoi.

Une femme qui sait qu’elle ne pourra pas élever son enfant et prend la peine de le porter pendant neuf mois et d’accoucher au lieu d’avorter doit être protégée. Si elle ne souhaite pas que l’enfant auquel elle a donné la vie lui demande des comptes, il faut respecter sa volonté, parce qu’il faut respecter le don de la vie et le sacrifice qu’elle a fait. Ou alors, c’est que nous préférons que les femmes qui sont dans une situation difficile ne leur permettant pas d’élever l’enfant qu’elles portent n’aient pas d’autre choix que d’avorter.

De plus, il n’est pas établi, par des rapports sérieux, que des personnes issues de PMA avec don de gamètes anonyme souffrent parce qu’elles ne connaissent pas leur origine biologique. Le problème avec ce malaise vient peut-être du fait que l’on ne sait pas comment y répondre. Bien plus, on peut se demander comment ces personnes pourraient ne pas avoir de problèmes d’identité quand l’idéologie dominante ramène l’individu à ses origines, notamment à ses origines biologiques, exige que l’individu soit « normal » et le pousse à vouloir tout connaître de ses parents, voire à penser que tous ses problèmes viennent de ses parents ou de ses origines. Une telle obsession biologique et même généalogique, une telle réduction de l’individu à son passé et au passé de ses parents, n’invite pas du tout un être à la liberté, à la créativité, au bonheur qui supposent qu’on s’autorise une marge de manœuvre et qu’on pense l’homme comme liberté, comme transcendance, comme capacité à sortir des déterminismes.

Levinas, dans un texte de 1934 intitulé « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme », soulignait que cet idéal de liberté était au fondement de la civilisation occidentale et qu’il était partagé par les racines de l’Occident, par Platon et sa conception du corps comme tombeau de l’âme, par le judaïsme où le pardon libère l’homme du passé, par le christianisme et sa notion d’âme et de dignité de l’homme, par l’idéalisme et les Lumières. Levinas ajoute que même le matérialisme historique de Marx, qui est pourtant un contre-pied à cet idéal, ne rompt pas totalement avec lui, puisque, si la conscience est déterminée par la vie, l’homme conscient de son aliénation peut s’en libérer et que sa vocation n’est pas de rester enchaîné. Au contraire, l’idée qui sous-tend l’hitlérisme est la conception d’un homme rivé à son corps et même à son hérédité. A partir d’une conception contemporaine à laquelle Levinas souscrit et qui souligne le lien essentiel entre le corps et l’identité, l’adhérence du moi au corps, apparaît une version dégradée contre laquelle la philosophie ne s’est pas assez protégée, ce qui souligne l’importance en politique de toute réflexion sur le statut du corps. Cette conception de l’homme comme d’un être rivé à son corps et à ses origines biologiques est problématique. Elle n’est pas une promesse de bonheur individuel et de paix collective.

Enfin, les valeurs d’encouragement, voire de résilience, qui sont au cœur du projet éducatif et nourrissent l’idéal de l’ascenseur social sont-elles préservées ou menacées par le discours dominant ? On n’arrête pas de dire aux gens qu’ils sont déterminés. Qu’on leur dise : vous êtes ce que vous faites des déterminations qui pèsent sur vous, et ils deviennent plus audacieux, plus responsables, plus fiers d’eux-mêmes. Qu’on leur dise : vous ne connaissez pas vos origines biologiques, de cette différence, de cette faille, de cette blessure, faites quelque chose ! Rien n’est fait pour que les êtres exploitent la positivité de leur différence, voire de leur handicap. Tout est fait pour qu’ils soient dans l’obligation d’être eux-mêmes (l’autonomie est devenue la norme) et, en même temps, pour être soi, il faut absolument tout connaître de son passé, ce qui retarde le fait d’oser être. Et dans la mesure où l’obligation d’être soi, comme dit Ehrenberg, donne aux individus un sentiment d’impuissance, ils retournent ce sentiment de défaite contre eux-mêmes (la dépression) ou contre la société (qui ne leur accorde pas ce droit, ce qui explique en partie l’inflation des droits-créances qui ne sont pas forcément fidèles au sens de la liberté qui se fait jour dans les droits de l’homme).

Ainsi, la levée de l’anonymat obéit à un idéal de transparence qui est problématique. Elle ne protège pas ceux qui donnent et cautionne une idée de l’identité qui peut être utile à certains moments de la vie, mais devient contre-productive quand elle est érigée en credo. Elle a, en outre, quelque chose de délétère. Cependant, ce ne sont pas les biotechnologies qui sont responsables du malaise des individus ni de l’individualisme dans notre société. Ce sont des représentations étroites et fausses de la vie humaine et des pressions liées à une vision normalisatrice de la vie, à un conformisme dont certains intellectuels se font les hérauts, qui sont responsables de certaines demandes des individus à l’égard de la société et des biotechnologies. Le législateur doit prendre en compte cette réalité que Marx aurait énoncée de cette façon : les désirs individuels sont aliénés. Les décisions collectives doivent être articulées aux valeurs qui sous-tendent nos institutions, mais le législateur doit également rapporter certaines revendications et certains affects aux représentations qui révèlent un certain état de la société, état que l’on est en droit de saluer, quand il renvoie à un réel progrès, ou au contraire d’accueillir avec circonspection, quand il exprime une régression.

Les tests prédictifs

Diagnostic préimplantatoire, diagnostic prénatal : un eugénisme ?

Le diagnostic préimplantatoire (DPI) et le diagnostic prénatal  (DPN) posent des problèmes différents, parce que le DPN est suivi d’avortement, alors que, dans le DPI, le tri sélectif concerne la décision de n’implanter que des embryons sains. Le DPN, que je ne condamne pas, pose plus de problèmes que le DPI en raison des avortements tardifs qui ne sont faciles ni pour la mère et le père ni pour les médecins qui les pratiquent. Ce problème renvoie, en outre, à celui des grossesses tardives et à la désinformation, voire à la publicité faite autour certaines mères quadragénaires qui ont eu un enfant sans trop de difficultés, alors que celles qui ont dû avorter au bout de plusieurs mois s’expriment moins volontiers à la radio ou à la télévision. Quoi qu’il en soit, le terme d’eugénisme n’est pas approprié ni dans un cas ni dans l’autre. Même si le fait d’empêcher de naître (ce que l’on appelle parfois l’eugénisme négatif) et le fait d’éliminer certains êtres aboutissent au même résultat et même si ces pratiques exigent que nous réfléchissions à la place que nous faisons aux personnes en situation de handicap dans notre société et au regard qui peut peser sur celles qui ont échappé aux tests prédictifs, ce terme doit s’appliquer quand des individus ou un Etat ont la volonté de « purifier » ou d’améliorer l’espèce humaine en se « débarrassant » de certains êtres jugés indignes.

Il faut même réserver ce mot à l’eugénisme étatique, qui renvoie à des mesures violentes, comme les stérilisations forcées, et à une politique, c’est-à-dire à quelque chose d’intentionnel. Parler d’eugénisme libéral, comme Habermas ou comme Jacques Testart 4, n’est pas tout à fait juste, car les parents qui se prononcent pour l’avortement après que l’on a diagnostiqué la trisomie chez leur enfant ou qui demandent des tests génétiques dans le cadre des PMA (et pour le DPI), n’ont pas la volonté d’améliorer l’espèce humaine. Ils ne visent même pas l’enfant parfait. Ils ont peur que leur enfant, s’il a un handicap, soit malheureux et ils pensent qu’ils ne seront pas capables, pour des raisons diverses, de l’élever. Les parents ne sont pas eugénistes, sauf ceux qui partagent l’idéologie transhumaniste. Ils adhèrent cependant à une vision normalisatrice de la vie humaine et ont souvent intériorisé des valeurs de compétitivité et de performance qui les empêchent de penser également le handicap comme un mode d’être et que l’on peut apprendre quelque chose d’un enfant handicapé. Enfin, il y a tout le poids de l’économie : le manque de moyens, la peur de ne pas s’en sortir, de devoir vivre avec un seul salaire poussent les femmes qui attendent un enfant trisomique à avorter. Elles n’ont pas vraiment d’autre choix. Parce que ces valeurs de performance et de compétitivité s’opposent aux efforts que nous faisons pour intégrer les personnes différentes et parce qu’elles sont délétères, il ne faut pas étendre le DPI et pratiquer des tests sur la prédisposition aux cancers, par exemple, ni même sur des maladies qui ne seraient pas particulièrement graves.

L’intérêt du questionnement sur les tests prédictifs est ailleurs. Il concerne les efforts que nous devons faire pour améliorer l’accueil des personnes en situation de handicap au nom de la solidarité envers les plus vulnérables et au nom d’une conception de l’humanité qui ne subordonne pas la dignité à la possession des facultés intellectuelles ou à la compétitivité. C’est d’ailleurs aussi dans cet esprit que j’ai construit, dans L’autonomie brisée, mon éthique de la vulnérabilité.

Le deuxième enjeu de cette réflexion sur les tests prédictifs est lié à la difficulté que les individus ont à accepter l’incertitude et cela renvoie à l’alliance entre l’exaltation de la liberté individuelle où les désirs sont la loi (comme dans l’éthique de l’autonomie, où le sujet des désirs est un sujet vide et total) et un besoin de sécurité à tout prix. Cette demande d’une liberté contrôlée trouve dans les biotechnologies une alliée. Elle pèse sur le législateur qui doit cependant se garder de céder à ce genre de pression lorsque les citoyens demandent aux médecins et au politique de régler un problème qui n’est pas de leur ressort, mais qui renvoie à la condition humaine et même à l’exercice de la liberté. Il se peut que, dans des périodes de crise où les peurs sont immenses, cette pression soit encore plus forte. Cependant, il importe de réfléchir à qui s’exprime à travers elle, afin que l’on ne laisse pas les craintes ou les désirs individuels, qui peuvent recevoir une réponse d’ordre psychologique et social, s’emparer du droit.

Le troisième enjeu de cette réflexion tient au critère nous permettant de faire la distinction entre un usage légitime et un usage illégitime des biotechnologies.

L’usage mélioratif des biotechnologies

Comme je l’ai montré dans L’autonomie brisée 5, la différence entre ce qui relève de la thérapie et ce qui relève de l’amélioration n’est pas un bon critère pour juger de la légitimité ou de l’illégitimité d’une pratique ou de l’usage d’une technique. Certains tests prédictifs (contre le cancer, etc.) ne relèvent pas de la thérapie, mais ils sont tout à fait pertinents. Inversement, il y a des traitements qui, sans être illégitimes, posent des problèmes, comme on le voit dans le cas du traitement de l’infertilité chez une femme de soixante ans. Bien plus, cette distinction entre thérapie et amélioration présuppose une définition figée de ce qui est normal, considéré comme une moyenne à atteindre. Or, ces diagnostics sont vagues. Quelle est, par exemple, la différence entre hyperactivité et dynamisme ?

Cependant, il y a un critère permettant de discerner quel usage des biotechnologies est légitime et quel autre ne l’est pas. Ce critère n’est pas relatif au respect de la nature, car il y a des choses naturelles qui ne sont pas bonnes. Il ne s’agit pas de revenir à une définition fixiste de la nature ni d’introduire une vision métaphysique de la vie humaine, en faisant référence par exemple à la notion de création – au fait de ne pas toucher ce que Dieu a fait. Mais, si l’on prend l’exemple du dopage (que j’emprunte avec des variantes à Leon Kass, dans Beyond Therapy 6), on voit que le dopage est illégitime parce qu’il dégrade le sens du sport et de la compétition sportive. 7 Non seulement celui qui se dope triche, ce qui est injuste par rapport aux autres, mais, de plus, il réduit le sens de la compétition au résultat (le score). Or, ce que nous admirons chez le coureur n’est pas seulement ni essentiellement la vitesse, parce qu’un homme qui aurait des roulettes et un guépard vont plus vite qu’un athlète. Or, nous ne les admirons pas de la même façon que nous admirons le sportif. Ce que nous admirons chez ce dernier, c’est l’effort, le fait qu’il a mobilisé toutes ses forces physiques et psychiques pour arriver à ce résultat, qui est le fruit d’une décision et d’un travail, d’une ascèse. Est indigne un usage des biotechnologies qui dégrade le sens d’une activité, ce qui veut dire que le cœur de l’argument n’est pas de dire si la technique est bonne ou mauvaise en soi, mais de réfléchir à son  impact sur les pratiques sociales.

De même, est indigne un usage des biotechnologies ou des médicaments qui détruit l’unité physico-psychique, l’unité phénoménologique qui est manifeste dans l’effort sportif et qui renvoie à la présence charnelle d’un être : sans faire référence à la métaphysique, mais en s’appuyant sur ce qui se donne à nous. L’effort sportif manifeste une unité que le dopage dégrade, parce que le coureur qui se dope utilise son corps comme une machine pour un but extérieur qui est de gagner la compétition. Ainsi, la dignité devient un adjectif. Cette argumentation s’applique à d’autres domaines et sert à mesurer la légitimité ou l’illégitimité d’une intervention de l’homme sur la nature et de pratiques. Par exemple, l’élevage industriel est indigne car il est contraire au sens de l’élevage qui implique que l’éleveur prenne soin des bêtes, même s’il les conduit, au final, à l’abattoir. De plus, dicté par le seul souci du rendement, il ne rend pas heureux les éleveurs. Enfin, s’agissant du clonage des animaux et de toute intervention sur les êtres vivants, si elles conduisent une vache à ne pouvoir mettre bas sans césarienne, elles sont illégitimes et s’opposent au principe d’intégrité.

Ainsi, les PMA ne sont pas indignes de l’enfantement. Cela dépend de l’intention, de ce que les acteurs visent en se rapportant à telle ou telle pratique médicale ou biotechnologie. Avoir un enfant, c’est s’apprêter à recevoir et à élever quelqu’un qui ne sera jamais à moi, qui sera toujours différent de ce à quoi j’ai pensé, dont je ne ferai jamais le tour, parce que l’autre, l’altérité, qui est le nom donné par Levinas à la transcendance de l’autre, échappe à mon pouvoir de pouvoir, comme dit le philosophe qui parle de la positivité de la différence, à laquelle précisément l’amour, mais aussi la maternité et la paternité, rendent particulièrement sensible.

La recherche sur cellules souches embryonnaires et le transfert de noyau somatique

S’agissant du moratoire qui était lié, dans la loi de 2004, à une interdiction, je me range à l’avis d’Axel Kahn 8. C’est une situation juridique étrange, voire absurde. De même, je suis Henri Atlan 9, lorsqu’il souligne l’importance du vocabulaire employé. Les cellules souches embryonnaires ne sont pas tout à fait des embryons et cela ne vient pas du fait qu’elles ne désignent que les premiers stades du développement de l’embryon, mais du fait que l’embryon n’est tel que s’il est implanté dans un utérus. Cette remarque n’ôte rien au fait que nous avons tous été des cellules embryonnaires avant d’être des hommes et elle n’aboutit pas, comme on le voit, à enterrer la question du statut ontologique de l’embryon, qui est une question ouverte, indécidable par la seule raison. Je ne pense pas non plus que l’on puisse dire que l’embryon est entièrement relatif au projet parental, mais, de fait, les « embryons » issus des PMA sont là et ceux qui ne seront pas implantés seront détruits ou, conformément au moratoire qui prévalait jusque-là, donnés à la recherche. Ainsi, je suis plutôt d’accord avec le fait que l’on autorise les recherches sur les cellules souches embryonnaires et que l’on ne subordonne pas cette recherche à un objectif thérapeutique qui bloque la recherche fondamentale et peut, en outre, alimenter de faux espoirs.

Cependant, les craintes d’une partie de la population qui s’oppose à la recherche sur les cellules souches embryonnaires doivent être prises en compte. Sans doute les personnes qui partagent ces craintes se trompent-elles de cible. Il y a un effort à faire au niveau technique. Un des objectifs des « Etats généraux de la bioéthique » serait de faire le point sur ces questions techniques, de donner aux citoyens les outils pour qu’ils puissent penser par eux-mêmes. Toutefois, ce qui sous-tend ces craintes me semble digne de respect. Certains de nos concitoyens ont peur que les hommes aillent trop loin, qu’ils soient prêts à tout pour se conserver. En outre, ils craignent, comme Habermas 10, que le fait de banaliser la manipulation du début de la vie humaine n’entraîne une abrasion de la sensibilité morale, le profit devenant la seule valeur.

A ces craintes correspond cette question : faut-il mettre une limite aux moyens qu’on mobilise pour arriver à une fin qui est de guérir des maladies atroces, allonger la durée de la vie ? On peut accepter l’utilisation des « embryons » surnuméraires qui sont issus des PMA si les parents acceptent de les donner à la recherche. Cependant, a-t-on le droit de créer du matériau humain dans le but de détruire les cellules et de les utiliser pour la recherche, afin que d’autres en bénéficient ? Je ne le crois pas. Je pense qu’il ne faut pas autoriser le transfert de noyau somatique (dit clonage thérapeutique). Non seulement cette autorisation n’éviterait pas que certains aillent jusqu’au bout du procédé et passent, clandestinement, au clonage reproductif. Mais, de plus, l’aspect symbolique de cette pratique pose problème : peut-on accepter que l’on crée de la vie ou un matériau humain dans le but de le détruire et de l’utiliser pour que d’autres qui ont la chance d’avoir été des embryons implantés et qui sont des personnes actuelles en bénéficient ? En s’habituant à créer de la vie pour la détruire, ne banalise-t-on pas un rapport purement instrumental au vivant ? N’y a-t-il pas ici un risque d’abrasion de la sensibilité morale au sens où en parle Habermas ? Cette interrogation, qui n’a rien à voir avec l’argument de la pente glissante, invite à réfléchir à l’impact et aux conséquences – dont certaines sont induites – des pratiques sur les dispositions qui rendent possible la vie morale et la démocratie.

L’autre question en rapport à la crainte exprimée ci-dessus est la suivante : la recherche sur les cellules souches embryonnaires peut aider à mieux comprendre les maladies des premiers âges de la vie, mais elle nourrit aussi quelques espoirs relatifs au processus du vieillissement que l’on pourrait endiguer ou dont certaines conséquences pourraient être repoussées. Cette question renvoie à ce qui motive nos politiques publiques en matière de recherche : le fait de consacrer du temps, de l’argent, de l’énergie pour allonger la durée de la vie est-il raisonnable, demandait Hans Jonas dans « Le fardeau et la bénédiction de la mortalité » ?

Nous devons poser la question des priorités et de l’équité entre les générations, des devoirs aussi que nous avons envers les pays du Sud. Or, ces questions ne sont presque d’aucun poids quand se décide une politique en matière de recherche (si l’on compare aux pressions économiques, au poids des associations, de la publicité, aux enjeux électoraux qui pèsent dans les priorités accordées, même de manière souvent légitime, à certains domaines de la recherche). Enfin, quand on parle du risque de retard de la France, pense-t-on que la recherche soit subordonnée à la compétition ou plutôt comment pense-t-on la compétition ? Faut-il faire ce que font les autres, conduire la même recherche qu’eux, dans l’espoir d’atteindre le niveau des Américains, ou bien faut-il penser à un certain partage des tâches ? Dans ce cas, au lieu de faire la même chose, les équipes travailleraient sur des sujets différents ou se regrouperaient pour travailler à plusieurs sur le même sujet. On pourrait peut-être penser à une politique de la recherche fondée sur la définition de nos priorités et sur ce que nous considérons comme des enjeux humanitaires.

Pistes

Il serait vain de prétendre répondre aux questions posées par la révision des lois de bioéthique. Bien plus, le fait d’énoncer des solutions, même en essayant de les déduire d’arguments, répugne au philosophe dont le rapport au monde est essentiellement lié à l’inquiétude, au sens du problème. Néanmoins, il est possible de dégager quelques pistes de réflexion.

Non seulement il est important de contextualiser les principes de l’éthique, mais, de plus, il s’agit de mettre en perspective les principes utilisés en les situant par rapport à deux valeurs fondamentales : la justice est un principe. Comme l’espérance mène la charité et la foi dans Le Porche du mystère de la seconde vertu, et représente, pour Charles Péguy, la vertu cardinale la plus importante, la justice est la grande sœur qui tient la main aux autres principes, menant ainsi la liberté et l’égalité. La justice, telle qu’elle est pensée dans notre pays, par rapport à un idéal de solidarité dont il faut préciser le contenu, infléchit le sens de la liberté et de l’égalité. Justice et solidarité (protéger ceux qui donnent ; ne pas rendre impossible le don ; penser à l’équité entre les générations, aux priorités et à la protection des plus vulnérables), telles sont les valeurs phares qui pourraient guider notre compréhension des principes et nous éclairer lorsque nous délibérons.

La deuxième piste est liée à l’importance accordée à la responsabilité. A partir du moment où l’on pense que la responsabilité prime par rapport à la liberté, à l’idée un peu figée que l’on a de ce qui est bien ou mal, de l’usage décent ou pas de son corps, des tabous qui sont ceux de son groupe, alors les priorités sont claires : l’adoption passe avant les PMA, même si les PMA ne sont pas remises en question. Et surtout, on regardera l’intention des acteurs.  « Je » signifie « me voici ». Je suis celui à qui je réponds et la manière dont je réponds.

Le problème avec les principes (avec l’approche déontologique de la morale) est qu’ils ne souffrent pas d’exception. Or, s’agissant de l’anonymat, il importe de regarder ce qui est en jeu dans la question posée : dans certains cas, l’anonymat est un guide, un repère pour l’action droite, comme dans le don de gamètes qui est, pour cette raison, gratuit ou lorsqu’il s’agit de protéger une femme qui a accouché sous X au lieu d’avorter. Cependant, quand il est question du don d’un organe entre membres de la même famille ou de la GPA, l’anonymat est pour ainsi dire contraire au don. De même, il n’y a pas de contrat pour faire des enfants, et l’accent sur le sens de l’enfantement et de la parentalité remplace l’idée de non-disponibilité du corps humain. Enfin, il est important de savoir repérer les représentations qui emprisonnent le moi dans la recherche désespérée de lui et de ses origines biologiques.

Ce discernement-là relève de l’éthique. La loi ne doit pas s’y substituer, ce qui souligne l’importance de l’évaluation au cas par cas. Cependant, cela pose le problème de savoir qui va évaluer. Cette question est très importante, car ce sont les hommes et les femmes qui font les institutions et non l’inverse. Ce sont les hommes et les femmes qui rendent la justice. C’est pourquoi la composition des agences indépendantes est une question cruciale. Il faut choisir des personnes qui ont le sens du service et un certain nombre de traits moraux et faire attention aux désignations liées aux réseaux d’influence où l’excellence, au sens où l’entend Aristote, n’est pas forcément le critère de la nomination. Il en est de même du CCNE qui pourrait faire le travail dont j’ai parlé au niveau de la réflexion générale et de l’articulation des principes aux valeurs phares de notre communauté.

Enfin, la chose la plus importante est de faire en sorte que les citoyens s’approprient les questions dites de bioéthique. Les espaces éthiques sont des lieux privilégiés pour informer et permettre aux citoyens d’acquérir les outils indispensables à leur propre réflexion. Cependant, la formation, qui désigne un processus plus lent, où les prises de position sont pour ainsi dire retardées, est la condition de la participation du peuple aux débats de bioéthique. Nous pourrions proposer aux professeurs des écoles, du primaire et surtout du secondaire de former leurs élèves à ces questions qui, en outre, intéressent les jeunes générations, les concernent et les interpellent. A l’université, en particulier les départements de philosophie, nous pourrions former des étudiants et, pourquoi pas, de futurs décideurs, capables d’apporter un regard neuf sur ces questions que la théorie éclaire et qui invitent surtout la pensée à sortir d’elle-même, à se dépasser et à se frotter à l’expérience. L’école et l’université  peuvent être les lieux où se formeront des générations de citoyens qui auront les outils et le sens critique leur permettant de participer et aussi d’être vigilants, de garder un œil sur les décideurs et sur ceux qui auront été placés dans une position de pouvoir. Qu’a-t-on fait de mieux pour la démocratie depuis Condorcet que l’éducation ? Quel contrepouvoir est plus efficace que le peuple, surtout quand celui-ci est instruit?

Corine Pelluchon

 

Corine Pelluchon, maître de conférences en philosophie à l’université de Poitiers


1 Ouvrage paru aux PUF, coll. « Léviathan », 2009. Voir aussi La raison du sensible. Entretiens autour de la bioéthique, Perpignan, Artège, 2009, coll. « le cri de la chouette ».
2 Voir L’autonomie brisée, op. cit., introduction et première partie.
3 Israël Nisand est gynécologue-obstétricien à l’hôpital de Strasbourg ; membre du Haut conseil de la population et de la famille ainsi que du conseil d’administration de l’Agence de la biomédecine.
4 Jacques Testart est biologiste, directeur de recherche de l’Inserm. Il est à l’origine du premier « bébé-éprouvette ».
5 L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, PUF, 2009, I re partie, chap. V.
6 Beyond therapy : Biotechnology and the pursuit of happiness, Harper Perennial, 2003.
7 Ibid., p. 142-147. Voir aussi La raison du sensible, op. cit., p. 93-122.
8 Axel Kahn est médecin, généticien et essayiste.
9 Henri Atlan est biologiste, philosophe. Il était notamment membre du Comité consultatif national d’éthique de 1983 à 2000.
10 J. Habermas, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, trad. Ch. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, « NRF essais », 2002.

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