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Une bonne partie de la bioéthique repose sur le principe de non- commercialisation du corps humain.
Selon ce principe, les éléments et produits du corps humain (reins, lobe de foie, sang, sperme, ovocytes, moelle osseuse, etc.) peuvent être donnés à certaines conditions, mais ne peuvent pas faire l’objet d’une transaction à caractère commercial. 1
Pourquoi ces biens disponibles, puisqu’on peut les donner, ne pourraient-ils pas être aussi achetés ou vendus, si telle est la volonté des partenaires de l’échange ?
Les réponses sociologiques ou historiques insistent sur le caractère variable, d’une société à l’autre et d’une époque à l’autre, du domaine des biens qu’il est illicite de vendre et d’acheter.
Ainsi, il ne viendrait à l’esprit de personne, aujourd’hui, de penser que Placido Domingo devrait être mis à l’amende parce qu’il fait du racolage actif en annonçant ses spectacles et qu’il demande de l’argent en contrepartie de ses performances. Pourtant, au XVIIe siècle, les chanteurs d’opéra qui voulaient se faire payer étaient traités comme des prostitués. 2
Selon ces conceptions sociologiques ou historiques, les éléments et produits du corps humain ne peuvent pas être achetés ou vendus, même si telle est la volonté des partenaires de l’échange, parce qu’il existe aujourd’hui, dans la plupart des sociétés, des conventions sociales qui l’interdisent, et dont la transgression provoque la colère et l’indignation. Mais ces conventions pourraient changer. Progrès de la médecine aidant, on pourrait voir les parties de notre corps non plus comme des objets quasiment sacrés, constitutifs de notre identité, mais comme des choses aussi remplaçables qu’une table de cuisine ou une machine à laver.
À côté de ces réponses relativistes, qui désacralisent le corps, il en existe d’autres, beaucoup moins sobres, qui essaient de fonder le principe de non-commercialisation du corps humain sur une valeur morale intangible, inviolable, éternelle, universelle.
La plus connue est inspirée de Kant. Elle exclut la commercialisation du corps humain parce qu’elle serait contraire à la « dignité de la personne humaine ». 3
L’idée sous-jacente est que la personne humaine a une valeur, qui est exactement la même pour tous. Mais cette valeur n’a rien à voir avec un prix, qui pourrait être négocié, être plus ou moins élevé. C’est d’ailleurs exactement en cela que consiste la dignité humaine : avoir une valeur et pas de prix.
Le corps humain étant le support de la personne, il hérite de ses propriétés morales. Il a une valeur et pas de prix. Lui donner un prix, comme ce serait nécessaire pour le vendre ou l’acheter, serait porter atteinte à sa dignité.
Bref, pour un kantien, ce qui ne va pas dans la « commercialisation du corps humain », ce n’est pas qu’il contredit certaines conventions sociales qui pourraient changer. C’est qu’il porte atteinte à une valeur éternelle et universelle : la « dignité de la personne humaine ».
L’appel à l’idée de dignité de la personne humaine nous permet-il cependant de faire un tri suffisamment précis entre ce qui peut être légitimement acheté ou vendu, et ce qui ne peut l’être en aucun cas ? C’est douteux.
Est-il contraire à la dignité de la personne humaine de vendre ses capacités athlétiques, sa patience, son habileté, ses connaissances ou son intelligence ? Ce n’est pas ce que nous avons tendance à penser.
Est-il contraire à la dignité de la personne humaine de demander une rémunération en échange de la mise à la disposition d’autrui de son image ou de ses découvertes scientifiques ? Ce n’est pas ce que nous avons tendance à penser.
Mais il serait contraire à la dignité humaine de vendre son sang, son sperme, ses ovocytes, de demander une compensation pour un rein ou pour porter l’enfant d’une autre. Pourquoi ? Il n’y a pas de réponse à cette question qui fasse l’unanimité.
En ce qui concerne la mise à la disposition d’autrui de parties de son corps (rein, poumon, lobe de foie, etc.) ou de produits de son corps (sang, sperme, etc.), le refus d’envisager toute forme de rémunération par crainte des « dérives mercantiles » est souvent irréfléchi.
Il y a, en effet, beaucoup d’argent qui circule dans ces activités médicales, pour payer le personnel soignant et administratif, la maintenance des locaux et des instruments techniques, etc. Personne ne semble penser que c’est une transgression monstrueuse du principe de non commercialisation du corps humain.
Le seul qui n’aurait pas le droit moral d’être payé ou compensé pour sa participation au processus thérapeutique serait le donneur. Cette exclusion ne pose pas de problème si elle correspond à sa volonté. Mais si le donneur estime qu’il devrait être rétribué, pourquoi serait-il interdit de le satisfaire, au même titre que le médecin qui prélève son organe ?
Une autre question est celle de savoir si, en acceptant une rémunération, le donneur annule le caractère supposé « altruiste » de son geste. Elle n’a pas de réponse évidente. Personne ne semble penser que le médecin qui se fait payer est purement vénal, et que son métier n’a aucun caractère altruiste. Pourquoi faudrait-il juger que le caractère altruiste du geste du donneur d’organes serait complètement annulé s’il recevait une rétribution financière ?
Dans le dispositif légal présent, en France, le transfert d’organes n’est pas rétribué et n’est permis qu’entre parents, dans le cercle de la famille élargie cependant (qui inclut les oncles, cousins, grands-parents, etc.). Il est donc à la fois gratuit et personnalisé. Ce dispositif est supposé empêcher toute « dérive mercantile », toute commercialisation du corps humain.
Est-il complètement exclu qu’il y ait des « dérives mercantiles » au sein de la famille ? Imaginez qu’un oncle accepte de se faire prélever un rein à condition de figurer sur le testament du receveur pour un legs en argent ? Ne serait-ce pas une dérive mercantile ?
Pourquoi faudrait-il exclure la possibilité de donneurs altruistes qui ne font pas partie de la famille ou même de donneurs vivants anonymes et altruistes ?
En France, on ne peut recevoir de greffon d’une personne vivante que si elle appartient à sa famille proche. Que doivent faire ceux qui n’ont pas de famille assez large pour trouver une personne compatible ?
Par ailleurs, il est pratiquement impossible de refuser de donner un organe à un proche en cas de nécessité, ce qui fait que le don est toujours plus ou moins forcé. De son côté, le receveur peut être écrasé par le poids de sa dette à l’égard d’un être proche et cher qui, en lui donnant un rein ou la moitié de son foie, perd quand même pour lui une partie de sa santé. Un marché des organes, payant et anonyme, ne serait-il pas plus moral que ce système de don forcé ?
Si on estime que ce qui compte par-dessus tout, du point de vue moral, c’est le respect du droit de chacun de choisir librement ce qu’il fera de sa propre vie ou de son propre corps, c’est une conclusion qui pourrait s’imposer. C’est du moins ce qu’un libertarien, qui croit à la pleine propriété de soi-même, pourrait dire.
Par ailleurs, un marché libre des organes pourrait permettre de casser le marché noir existant, de la même façon qu’un marché libre de la drogue pourrait permettre d’éliminer tout le système criminel qui s’est installé autour de la circulation de stupéfiants, ce qui serait un autre avantage moral. 4 Si on estime que ce qui compte par-dessus tout, du point de vue moral, c’est de faire en sorte qu’il y ait le moins de souffrance possible dans l’univers, les marchés libres d’organes pourraient avoir une certaine valeur morale, parce qu’ils diminueraient la quantité de souffrance dans l’univers. C’est du moins ce qu’un utilitariste pourrait dire, car pour lui, ce qui compte du point de vue moral, c’est de faire en sorte qu’il y ait plus de bien-être que de souffrance dans le monde en général et non de respecter aveuglément certains principes.
Au total, l’immoralité des marchés d’organes est loin d’être établie. Pour un libertarien ou un utilitariste, elle est même peu plausible.
À quoi sert l’argument des « dérives mercantiles » ?
La « commercialisation du corps humain » est assez unanimement rejetée. Il serait absurde de nier qu’elle est choquante pour la plupart des gens. Mais ce qui est choquant n’est pas nécessairement immoral.
La « commercialisation du corps humain » est-elle immorale ?
Ce qu’on peut dire, c’est qu’il est assez difficile de trouver une justification morale incontestable à l’interdiction absolue du commerce des éléments, des produits et des fonctions du corps humain.
Dans l’état présent du débat public, la dénonciation outragée de la « commercialisation du corps humain » sert surtout à justifier l’exclusion de certaines innovations normatives dans les affaires familiales ou sexuelles, comme le montre son application sélective.
Ainsi, on invoque la crainte des « dérives mercantiles » pour justifier le refus de légaliser la gestation pour autrui ou d’accorder aux femmes dites « âgées » et aux couples gays des droits d’accès à l’assistance médicale à la procréation, mais non pour interdire complètement le don d’organes entre vivants.
Ce qui oriente ces prises de position répressives, en réalité, ce sont souvent des engagements conservateurs ou religieux, la volonté de protéger à tout prix la famille « normale », c’est-à-dire jeune, féconde et hétérosexuelle.
Ce que signifie « crainte d’une dérive mercantile » n’est rien d’autre, dans ce cas, que « protection d’une certaine forme de normalité ».
Ruwen Ogien
Ruwen Ogien est philosophe, directeur de recherche en philosophie morale au CNRS.
1 Voir mon ouvrage La vie, la mort, l’État. Le débat bioéthique, Paris, Grasset, 2009.
2 Martha Nussbaum, Sex and Social Justice, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 277.
3
Frédérique Dreifuss-Neitter, « Le principe cardinal est le respect
de la dignité de la personne humaine », propos
recueillis par Anne Chemin et Cécile Prieur, Le Monde, 10 juin 2009.
4
Mark Cherry, « The Body for beneficience and profit : Why
there should be an open market in human organs and other body
parts », Communication au colloque Don, commodification et commerce du corps humain, EHESS, 16-17 juin 2009.