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La Bioéthique

Automne 2010

Présentation d'ouvrages

Le Corps et l’argent

 

Ruwen Ogien, éd. La Musardine, coll. L’attrape-corps, mars 2010.

 

CouvertureC’est sous l’égide d’une morale provisoire empruntée au sociologue et économiste Otto Neurath plutôt qu’à Descartes que Ruwen Ogien place son dernier livre et nous invite à repenser notre manière de concevoir les relations entre le(s) corps et l’argent. On se rappelle en effet que Descartes voulant refonder la morale se heurtait au problème pratique de devoir la remplacer provisoirement. Fidèle à l’esprit du début de son siècle gourmand en métaphores, le philosophe français y allait d’une analogie entre la nécessité où se trouvent les bâtisseurs lorsqu’ils veulent reconstruire un édifice de disposer d’un abri de fortune. De même pour le penseur autrichien préférant quant à lui une métaphore maritime, les navigateurs ayant besoin de réparer voire de reconstruire leur navire en pleine mer doivent pouvoir disposer d’une solution de substitution afin de remédier à l’impossibilité d’une impraticable cale sèche...  A son tour, Ogien s’engage dans ce dernier livre à déconstruire la morale censément régulatrice des relations entre corps et argent en s’appuyant sur des fondements qui pour être incertains et relatifs n’en manquent pas tout au moins d’un point de vue pragmatique d’être provisoirement fiables.

Le problème que pose Ogien tient tout d’abord à la situation concrète et actuelle dans laquelle se trouve placé, pour tout ou parties, le corps. L’Etat, et notamment les principales démocraties, tout en laissant le champ relativement libre à l’utilisation par les citoyens de leur propre corps, les tiennent en même temps sous des législations rigoureuses dès qu’interviennent les notions morales et éthico-politiques de relation à autrui, d’interaction et d’intersubjectivité et de places et fonctions que sont censés tenir les hommes au titre de membres à part entière de la société. Le problème joue alors sur le socle principalement économique de la collectivité : la place du corps dans un système d’échanges fait l’objet d’une critique particulièrement aiguë. Si tout ce qui relève du don se trouve valorisé en tant qu’humanisme et altruisme, tout ce qui relève de l’échange est douteux, suspecté de mercantilisme brutal et aveugle.  Ainsi, en matière de don ou d’échange du corps ou de certaines de ses parties (banque de sperme, gestation pour autrui, prélèvement ou dons d’organes, pratiques sexuelles et prostitution, etc.),  les Etats modernes légifèrent sur la base de lois qui, à y regarder de près, sont selon Ogien, démesurément strictes et prohibitives, pour des raisons selon lui philosophiquement presque toujours contestables et confuses. Ces raisons sont soit mal fondées ou inconséquentes, soit sont carrément de fausses raisons brandies du fait de purs intérêts idéologiques et économiques, propices à des formes de lobbying en matière de morale et de gestion sociale et économique des corps.

Pour étayer sa discussion, Ruwen Ogien nous rappelle les principaux fondements philosophiques sur lesquels s’étayent nombre de limitations imposées à l’utilisation du corps ou de ses parties. Partant de là, il établit les bases d’une analyse critique en montrant notamment la fragilité de ces fondements essentiellement normatifs et réducteurs. Se voulant à la fois plus « économe » et plus « pragmatique »,  Ogien vise à débarrasser la question de son fond et de son poids moralisateur. Cette question des rapports entre le corps et l’argent serait surdéterminée  et gérée de manière maximaliste. Or, on sait par ailleurs Ogien farouche opposant de tout maximalisme en matière éthique et défenseur acharné d’une approche plutôt « conséquentialiste » et minimaliste.

Les trois postulats de départ qu’Ogien va étudier fondent les réglementations de la relation corps/argent en s’appuyant sur un héritage de la modernité philosophique de Locke, de Kant et de l’utilitarisme accompagné de plusieurs de ses critiques successives.

  • Le premier principe selon lequel  les corps doivent être régulés par rapport à l’argent, i.e. qu’ils ne doivent pas pouvoir faire l’objet de n’importe quels échanges, c’est le principe de « pleine propriété de soi-même ».
  • Le deuxième, c’est celui de la « libre disposition de soi ».
  • Le troisième, c’est celui de « l’utilité sociale ».

Ces principes servent de régulateurs entre soi et soi-même, soi et le monde des objets, mais surtout entre soi, les autres et l’institution. Ils sont au cœur du dispositif de l’intersubjectivité. Au-delà même, ils régulent la relation entre soi-même comme individu et l’ensemble socio-économique pris comme un tout, une entité dépassant la seule addition des individus. La question que se pose Ogien c’est alors de savoir si et pourquoi le dispositif intersubjectif tout en nécessitant paradoxalement les relations corps/argent vise à les interdire au nom de principes régulièrement arbitraires et exagérés.

Il faut dire que le problème d’activités intellectuelles ou artistiques rendues suspectes dès lors qu’elles sont l’objet d’un échange monétarisé n’est pas nouveau : qu’on pense à la dénonciation courante des Sophistes qui à côté de leur fâcheuse réputation de manipulateurs du discours et en dépit du fait qu’ils jouèrent un rôle considérable dans l’émergence et le développement du savoir et de la philosophie antique grecque furent systématiquement et caricaturalement dénoncés et ridiculisés pour leur appât du gain. De même, Ogien rappelle qu’au XVIIe siècle, les « chanteurs d’opéra étaient admirés tant qu’ils donnaient des concerts gratuitement, mais traités de putains dès qu’ils demandaient de l’argent en contrepartie de leurs performances (p. 21) ». Il en était de même des enseignants et précepteurs médiévaux qui ne devaient pas, selon le droit canon, transmettre leur savoir qui appartenait à Dieu. S’appuyant sur cette constante position transcendante tantôt de la religion, tantôt de l’Etat, Ogien rappelle que le droit, en matière de relation de commercialisation du corps est très prohibitif, du fait d’être régi par le principe de « non patrimonialité du corps humain » (article 16.1 du code civil). C’est ainsi que se trouvent dénoncées d’un point de vue théorique les mères porteuses en tant qu’elles seraient payées pour mettre à disposition leur puissance de procréer, ce qui irait contre le principe de non patrimonialité du corps humain 1, et que toute perspective de « location des ventres » (p. 23) se trouverait du même coup condamnée d’un point de vue pratique.

Dans ces conditions, Ruwen Ogien se demande si dans le cadre des révisions des lois de bioéthique les questions de la libre disposition de son corps et de la prostitution ne devraient pas venir s’intercaler (ce qui n’est évidemment pas le cas actuellement). Les pages 89 et suivantes éclairent par l’intermédiaire de questions souvent provocatrices dans leurs formulations, mais cohérentes dans leur fond problématique, la question des limites de la liberté qui se pose de façon aiguë du fait de la prostitution et de toutes les formes d’asservissement sexuel.  Pourtant, c’est un abîme logique qui demeure en ces matières entre les faits et les normes, les politiques menées par les différents Etats ne faisant jamais la moindre unanimité. S’appuyant sur des recherches menées récemment 2, Ogien rappelle qu’en matière de prostitution, la Suède par exemple pénalise directement les clients, alors que pour la France, cela ne les concerne pas directement (p. 100). Ainsi  la dénonciation de la marchandisation du corps et du sexe a d’une part systématiquement été orchestrée à partir d’un dispositif franco-français plutôt hypocrite et inefficace ; d’autre part elle a été exagérément diluée dans une rhétorique émotionnelle interdisant toute analyse et débat sérieux et approfondis. Ogien entend donc bien reprendre la maîtrise rationnelle de ces questions et élaborer modestement et patiemment quelques jalons pour proposer un libre-jeu créatif du corps, du sexe et de l’argent.

C’est notamment ce qu’il réussit dans deux chapitre cruciaux, pour le premier consacré à une redéfinition conceptuelle des notions abusivement confondues et/ou opposées entre « vendre » et « donner » (p. 53 et sq.) pour le second si l’on peut dire « dédié » aux coiffeurs, masseurs et prostitués (p. 71 et sq.). Là encore, non sans humour et provocation, Ruwen Ogien avance qu’il est inconséquent de distinguer nettement le don comme type d’échange réputé pur et sans attache à quelque forme d’intéressement et le commerce ou la vente, vilipendés comme intéressés et purement mercantiles (p. 54, 60, 72 et 84 à 88 notamment). Nombre de problèmes demeurent selon Ogien : le don ne serait pas toujours altruiste, la vente serait souvent davantage contrôlable et finalement plus équitable. Par conséquent, les difficultés subsistent pour délimiter l’acte de s’offrir de celui de se vendre et donc celles de définir où commence et où finit la prostitution, etc. Toutes ces remarques devraient conduire à s’interroger sur la validité des critères qui servent à distinguer fondamentalement le travail d’une prostituée et celui de travailleurs quelconques (masseurs ou coiffeurs, mais aussi sportifs ou mannequins) qui mettent leurs corps et leurs savoir-faire au service d’autrui, moyennant salaire, ou à questionner encore plus généralement la notion de liberté d’adhérer ou non à quelque pratique mettant en jeu la commercialisation de son corps dans son ensemble, ses parties et fonctions.

Pour conclure, en plus d’être une mine d’informations sur les tenants et aboutissants de questions trop longtemps laissées sur le bord du chemin de la réflexion philosophique actuelle, par exemple les questions de la liberté de procréer en dehors des conditions réputées normales (couples hétérosexuels et stables, homoparentaux, etc.) ou encore celle de choisir sa propre mort, ce livre a un immense mérite supplémentaire, il est souvent drôle et éclairant d’ironie. Nous ne résistons pas pour finir à mentionner un ou deux passages qui permettent à Ogien d’écorner cum grano salis toutes formes d’hypocrisie et de flagornerie moralisatrice. Ainsi à propos d’une classification pour le moins étrange du code pénal (Livre II, chapitre 5) qui range la prostitution forcée dans la catégorie des atteintes à la dignité humaine. Si jusque-là c’est assez compréhensible – il l’est moins de classer cette atteinte à la dignité sous les mêmes rubriques que celle du racisme, du bizutage et de la mendicité, « classement dont la logique ne saute pas aux yeux. ». Un peu plus loin, au sujet de la prostitution, quand la loi de sécurité intérieure de 2003 parle là encore d’atteinte à la dignité humaine de manière tout à fait confuse et cocasse, elle ne retient au final du problème sexuel et moral « qu’un problème de voierie » (pp. 24-25).

Gilles Behnam, pour le Mag Philo

 


1 Voir à ce sujet le livre de Sylviane Agacinski, Corps en miettes, Flammarion 2009
2 Par exemple Karen Hindle, Laura Barnett, Lyne Casavant, Les Lois sur la prostitution dans certains pays, Division des affaires juridiques et législatives, Bibliothèque du Parlement du Canada, novembre 2008.

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